Alfred Escher et Cloud Computing

Quel parallèle peut-on établir entre un homme du 19ème siècle et les enjeux technologiques actuels ? Cet article tente l'exercice, tirant parti d'une approche en deux phases. Le premier volet évoque les réalisation d'Alfred Escher, tandis que le second s'inspire de son héritage pour nous guider dans les décisions à venir, celles qui se présentent aux politiciens, entrepreneurs et décideurs du domaine informatique.

Le marché du Cloud Computing

Le Cloud Computing ne doit surtout pas être réduit au seul stockage (emplacement) des données (celui de vos documents et photos de vacances?), mais envisagé de façon beaucoup plus large, comme une activité omniprésente, qui soutient de nombreuses activités et industries.

Si le marché mondial est dominé par les géants technologiques américains (AWS, Microsoft Azure, Google Cloud Platform), il existe néanmoins une réalité économique différente en Europe. On y trouve des fournisseurs de taille inférieure, dont la légitimité est explicable par les lois et régulations des pays (RGPD, nLPD, SecNumCloud, etc). Le saviez-vous ? Le cumul des datacenters de fournisseurs européeens (60%) affiche une présence supérieure à celles des hyperscalers (40%).

source : Cloud-Mercato, Datacenters in Europe
https://projector.cloud-mercato.com/projects/state-of-the-art-of-european-iaas-compute-q2-2022/datacenters/graph?filter-region=

L'activité "Cloud Computing" débute dans les couches les plus basses de l'informatique, ce qui contibue à une certaine invisibilité : le champ lexical liste les termes de "Datacenters", "capacité de calcul élastique/infinie", "déploiement et hébergement de serveurs", modèle économique de "Pay as you go". S'il ne fallait retenir qu'un concept, ce serait celui de consommation de ressources informatiques comme si elles étaient de l'eau ou de l'électricité : disponible à la demande et paiement à la consommation, sans investissement préalable.

Avec le thème "infrastructure" allié à un concept financier, la transition est parfaite pour évoquer la vie d'Alfred Escher et son impact sur la Suisse.

Infrastructure en Suisse

Au 19ème siècle, Alfred Escher a clairement marqué son temps : grâce à ses qualités entrepreneuriales, ce travailleur acharné et visionnaire a influencé durablement le développement économique suisse.

Au milieu du XIXe siècle, la Suisse a failli être complètement exclue du réseau ferroviaire européen. Conscient du risque pour la Suisse, Escher s'est investi corps et âme dans la construction de lignes ferroviaires à travers le pays.

Très tôt, il identifie un frein : le manque d’ingénieurs qualifiés. Les compétences techniques manquent en Suisse. Pour y remédier, il contribue à la création de l’Ecole Polytechnique Fédérale, l’actuelle ETHZ (fondée en 1855). Les ingénieurs formés à Zürich trouvaient des emplois intéressants localement, au profit de projets nationaux. Un cercle vertueux était mis en place.

Développement du chemin de fer et de la place financière suisses

Le percement du tunnel du Saint-Gothard et le développement du réseau ferroviaire demandent des fonds importants et l’aide des pays voisins (Allemagne, France). Pour financer les travaux, Alfred Escher fonde le “Crédit Suisse” en 1856, qui devient rapidement la première banque commerciale de Suisse et finance une part importante du transport ferroviaire en Suisse.

Plus tard, en 1882, soit 31 ans après les premières études, le tunnel du Saint-Gothard est inauguré. Aujourd'hui, il est reconnu que ce tunnel qui représente alors le plus grand projet d’ingénierie du monde , n’aurait pas pu voir le jour sans son engagement sans faille. La ligne Paris-Milan gagne en efficacité et les voyageurs bénéficient d’un confort amélioré, en comparaison aux voyages en diligence, parfois risqués (cf. Le Temps, sur la route du Gothard, juste avant le drame).

En tant qu’entrepreneur et homme politique, Alfred Escher a joué un rôle important dans la modernisation de la Suisse au 19ème siècle. Aujourd’hui, ses réalisations perdurent dans la réalité économique de la Suisse d’aujourd’hui : place financière majeure, pays de transit de marchandises ferroviaires et centre de formation et de recherche de premier plan au niveau mondial.

 

Défis actuels

Aujourd'hui, la Suisse et l'Europe font face à de défis persistants dans le domaine des infrastructures : autoroutes de l’information, numérisation ou intelligence artificielle sont incontestablement des axes de croissance économique. Avec la tendance GenAI, chaque entrepreneur est désormais conscient que ses données sont une des clés du succès.

L'omniprésence de géants technologiques alimente de nombreux débats : perte de souveraineté, surveillance de masse, monétisation des données, impacts environnementaux (ex, réactivation d'ancienne centrale nucléaire), infrastructures critiques (too big to fail), etc.

Est-il raisonnable de baser l'économie ou les services publics d'un pays sur des services d'infrastructure gouvernés par des lois étrangères (lois extra-territoriales américaines) ou pire, d'être dépendants de conditions générales (et changeantes) d'entreprises privées sur lesquelles ce pays n'a aucun contrôle ?

 

Suisse de demain

Que voulons-nous donc pour la Suisse de demain ? L’histoire nous montre que des compétences d'ingénierie fortes et des infrastructures solides et sont un gage de réussite et de prosperité. Le conseil national l'a compris, en acceptant un crédit d'investissement.

Les sociétés ayant leur siège en Suisse doivent donc être privilégiées. On reconnaît donc que les partenariat publics-privés ont de la valeur, tout comme les technologies open source, et donc non propriétaires, qui évitent l'emprisonnement technologique. L'ouverture affichée rend évidemment possible les collaborations, les alliances, au profit de systèmes résilients (multi-cloud).


Que voterait Alfred Escher, s'il était encore actif dans son rôle de parlementaire au niveau national ?

Le dossier part donc vers le Conseil des Etats pour approbation. Quelle aurait été la position d'Alfred Escher ? Aurait-il joué la carte des géants-hyperscalers ? Non !

Au lieu de cela, il aurait créé les conditions favorables pour donner à la Suisse les chances de succès que l'on connaît aujourd'hui. Pour le grand projet du tunnel du Gothard, en bon entrepreneur qu'il était, il a d'ailleurs pris des risques et choisi un ingénieur francophone, Louis Favre.

La préférence donnée aux sociétés contrôlées par les lois locales (souveraineté) est certainement le chemin qu'il aurait choisi. Au vu de ce que le Crédit Suisse ou les CFF ont apporté à l'évolution de la Suisse, il aurait adopté une position favorable aux sociétés locales et fortes, celles qui démontrent le dynamisme attendu.

Il se serait certainement battu pour que les sociétés et les particuliers puissent bénéficier d'une infrastructure prête pour le futur, favorisant la formation, l'emploi et le développement technologique/économique : le cercle vertueux évoqué plus haut.

Que nos conseillers d'Etats restent donc bien inspirés dans leurs décisions et ne cèdent pas aux discours des lobbyistes. La Suisse possède les compétences nécessaires, grâce à ses écoles bien positionnées dans les classements internationaux. Les ingénieurs formés doivent aussi trouver des emplois intéressants et des conditions de travail favorables : un cadre propice pour endiguer la fuite des cerveaux.

Pour cela, il est essentiel que les sociétés actives dans le domaine des infrastrutures Cloud soient soutenues. Michael Bloomberg le disait d'ailleurs en une phrase :

« We can only create good jobs if we make smarter investments in infrastructure and do more to support small businesses, not stiff them.. »

— Michael Bloomberg (homme d'affaires, ancien maire de New York)


Sources et inspirations :

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